Livre 1.

I. Thucydide a écrit la guerre des Péloponnésiens et des Athéniens, et est entré dans le détail de leurs exploits réciproques. Il a commencé son travail dès le temps des premières hostilités, persuadé que ce serait une guerre d’une grande importance, et même plus considérable que toutes celles qui avaient précédé. Sa conjecture n’était pas dépourvue de fondement : il voyait de part et d’autre les préparatifs répondre à l’état florissant auquel les deux peuples étaient parvenus, et le reste de la Grèce ou se déclarer dès lors pour l’un des deux partis, ou former du moins la résolution de s’y réunir. C’était le plus grand mouvement que la Grèce eût encore éprouvé, qui eût agité une partie des Barbares, et même qu’eût ressenti le monde entier. La distance des temps ne permet pas de bien connaître les circonstances des événements qui ont immédiatement précédé cette guerre, et moins encore de ceux qui remontent à des époques plus reculées : mais, autant que je puis en juger, et portant mes regards jusque dans la plus haute antiquité, je crois qu’il n’y avait encore rien eu de grand ni dans la guerre ni dans tout le reste.

II. On voit en effet que le pays qui porte aujourd’hui le nom de Grèce, n’était point encore habité d’une manière constante ; mais qu’il était sujet à de fréquentes émigrations, et que ceux qui s’arrêtaient dans une contrée, l’abandonnaient sans peine, repoussés par de nouveaux occupants qui se succédaient toujours en plus grand nombre. Comme il n’y avait point de commerce ; que les hommes ne pouvaient sans crainte communiquer entre eux, ni par terre ni par mer ; que chacun ne cultivait que ce qui suffisait à sa subsistance, sans connaître les richesses ; qu’ils ne faisaient point de plantations, parce que n’étant pas défendus par des murailles, ils ne savaient pas quand on viendrait leur enlever le fruit de leur labeur ; comme chacun enfin croyait pouvoir trouver partout sa subsistance journalière, il ne leur était pas difficile de changer de place. Avec ce genre de vie, ils n’étaient puissants, ni par la grandeur des villes, ni par aucun autre moyen de défense. Le pays le plus fertile était celui qui éprouvait les plus fréquentes émigrations : telles étaient la contrée qu’on nomme à présent Thessalie, la Béotie, la plus grande partie du Péloponnèse, dont il faut excepter l’Arcadie, et les autres enfin en proportion de leur fécondité : car dès que, par la bonté de la terre, quelques peuplades avaient augmenté leur force, cette force donnait lieu à des séditions qui en causaient la ruine, et elles se trouvaient d’ailleurs plus exposées aux entreprises du dehors. L’Attique, qui, par l’infertilité d’une grande partie de son sol, n’a point été sujette aux séditions, a toujours eu les mêmes habitants. Et ce qui n’est pas une faible preuve de l’opinion que j’établis, c’est qu’on ne voit pas que des émigrations aient contribué de même à l’accroissement des autres contrées. C’était Athènes que choisissaient pour refuge les hommes les plus puissants de toutes les autres parties de la Grèce, quand ils avaient le dessous à la guerre, ou dans des émeutes : ils n’en connaissaient point de plus sûr ; et devenus citoyens, on les vit, même à d’anciennes époques, augmenter la population de la République : on envoya même dans la suite des colonies en Ionie, parce que l’Attique ne suffisait plus à ses habitants.

III. Ce qui me prouve encore bien la faiblesse des anciens, c’est qu’on ne voit pas qu’avant la guerre de Troie, la Grèce ait rien fait en commun. Je crois même qu’elle ne portait pas encore tout entière le nom d’Hellade qu’on lui donne aujourd’hui, ou plutôt qu’avant Hellen, fils de Deucalion, ce nom n’existait pas encore : les différentes peuplades donnaient leur nom à la contrée qu’elles occupaient. Mais Hellen et ses fils ayant acquis de la puissance dans la Phthiotide, et ayant été appelés dans d’autres villes par des peuples qui imploraient leur secours, le nom d’Hellènes, par une suite de ce commerce, fut celui qui servit le plus à désigner chacun de ces peuples. Il est vrai cependant que longtemps ce nom ne put l’emporter sur les autres au point de devenir commun à tous les Grecs : c’est ce que prouve surtout Homère. Quoique né fort longtemps après la guerre de Troie, il n’a pas compris sous une dénomination générique tous les alliés, pas même ceux qui étaient partis de la Phthiotide avec Achille, et qui furent cependant les premiers Hellènes ; mais il nomme distinctement dans ses vers les Danaëns, les Argiens et les Achéens. Il n’a pas employé non plus le mot de barbare[1], par la raison, comme je le crois, que les Grecs ne s’étaient pas désignés eux-mêmes par un terme distinctif opposé à celui d’étrangers. Ainsi donc chaque société d’Hellènes en particulier, et les races qui s’entendaient mutuellement, quoique partagées en différentes villes, et qui furent comprises dans la suite sous un nom générique, faibles et sans commerce entre elles, ne firent rien d’un commun effort avant la guerre de Troie ; et même si elles se réunirent pour cette expédition, c’est que la plupart commençaient à pratiquer la mer.

IV. De tous les souverains dont nous ayons entendu parler, Minos est celui qui eut le plus anciennement une marine. Il était maître de la plus grande partie de la mer qu’on appelle maintenant Hellénique ; il dominait sur les Cyclades, et forma des établissements dans la plupart de ces îles, après en avoir chassé les Cariens : il en donna le gouvernement à ses fils, et les purgea sans doute, autant qu’il put, de brigands, pour s’en mieux assurer les revenus.

V. Anciennement ceux des Grecs ou des Barbares qui vivaient dans le continent au voisinage de la mer, ou qui occupaient des îles, n’eurent pas plus tôt acquis l’habileté de passer les uns chez les autres sur des vaisseaux, qu’ils se livrèrent à la piraterie. Les hommes les plus puissants de la nation se mettaient à leur tête ; ils avaient pour objet leur profit particulier, et le désir de procurer la subsistance à ceux qui n’avaient pas la force de partager leurs fatigues. Ils surprenaient des villes sans murailles[2] dont les citoyens étaient séparés par espèces de bourgades, et ils les mettaient au pillage : c’était ainsi qu’ils se procuraient presque tout ce qui est nécessaire à la vie. Ce métier n’avait rien de honteux, ou plutôt il conduisait à la gloire. C’est ce dont nous offrent encore aujourd’hui la preuve certains peuples chez qui c’est un honneur de l’exercer avec adresse : c’est aussi ce que nous font connaître les plus anciens poètes. Partout, dans leurs ouvrages, ils font demander aux navigateurs s’ils ne sont pas des pirates ; c’est supposer que ceux qu’on interroge ne désavoueront pas cette profession, et que ceux qui leur font cette question ne prétendent pas les insulter. Les Grecs exerçaient aussi par terre le brigandage les uns contre les autres, et ce vieil usage dure encore dans une grande partie de la Grèce ; chez les Locriens-Ozoles, chez les Étoliens, chez les Acarnanes, et dans toute cette partie du continent. C’est du brigandage qu’est resté chez ces habitants de la terre ferme l’usage d’être toujours armés.

VI. Sans défense dans leurs demeures, sans sûreté dans leurs voyages, les Grecs ne quittaient point les armes ; ils s’acquittaient armés des fonctions de la vie commune, à la manière des Barbares. Les endroits de la Grèce où ces coutumes sont encore en vigueur prouvent qu’il fut un temps où des coutumes semblables y régnaient partout. Les Athéniens les premiers déposèrent les armes, prirent des mœurs plus douces, et passèrent à un genre de vie plus sensuel. Il n’y a pas encore longtemps que chez eux les vieillards de la classe des riches ont cessé de porter des tuniques de lin, et d’attacher des cigales d’or dans les nœuds de leur chevelure rassemblée sur le sommet de la tête. C’est de là que les vieillards d’Ionie, ayant en général la même origine, avaient aussi la même parure. Les Lacédémoniens furent les premiers à prendre des vêtements simples, tels qu’on les porte aujourd’hui ; et dans tout le reste, les plus riches se mirent chez eux à observer, dans leur manière de vivre, une grande égalité avec la multitude. Ils furent aussi les premiers qui, dans les exercices, se dépouillèrent de leurs habits, et se frottèrent d’huile en public. Autrefois, même dans les jeux olympiques, les athlètes, pour combattre, se couvraient d’une ceinture les parties honteuses, et il n’y a pas bien des années que cet usage a cessé. Encore à présent, chez quelques-uns des Barbares et surtout chez les Asiatiques, on propose des prix de la lutte et du pugilat, et ceux qui les disputent portent une ceinture. On pourrait donner bien d’autres preuves que les mœurs des Grecs furent celles que conservent encore aujourd’hui les Barbares.

VII. Les sociétés qui se sont rassemblées plus récemment et dans les temps où la mer fut devenue plus libre, ayant une plus grande abondance de richesses, se sont établies sur les rivages, et se sont entourées de murailles ; elles se sont emparées des isthmes pour l’avantage du commerce et pour se mieux fortifier contre leurs voisins. Mais comme la piraterie fut longtemps en vigueur, les anciennes villes, tant dans les îles que sur le continent, furent bâties loin de la mer ; car les habitants des côtes, même sans être marins, exerçaient le brigandage entre eux et contre les autres ; ces villes, construites loin des rivages, subsistent encore aujourd’hui.

VIII. Les insulaires n’étaient pas les moins adonnés à la piraterie. Tels étaient les Cariens et les Phéniciens ; ils occupaient la plupart des îles : on en a une preuve. Quand les Athéniens, dans la guerre actuelle, purifièrent Délos et qu’on enleva tous les tombeaux, on remarqua que plus de la moitié des morts étaient des Cariens. On les reconnaissait à la forme de leurs armes ensevelies avec eux, et à la manière dont ils enterrent encore aujourd’hui les morts. Mais quand Minos eut établi une marine, la navigation devint plus libre : il déporta les malfaiteurs qui occupaient les îles, et dans la plupart il envoya des colonies. Les habitants du voisinage de la mer, ayant acquis plus de richesses, se fixèrent davantage dans leurs demeures, et plusieurs s’entourèrent de murailles, devenus plus opulents qu’ils ne l’avaient été. L’inégalité s’établit ; car épris de l’amour du gain, les plus faibles supportèrent l’empire du plus fort ; et les plus puissants, qui jouissaient d’une grande fortune, se soumirent les villes inférieures. Telle était en général la situation des Grecs, quand ils s’armèrent contre les Troyens.

IX. Si Agamemnon parvint à rassembler une flotte, je crois que ce fut bien plutôt parce qu’il était le plus riche des Grecs de son temps, que parce que les amants d’Hélène, qu’il conduisait, s’étaient liés par un serment fait entre les mains de Tyndare[3]. Ceux qui, sur le rapport des anciens, ont le mieux connu les traditions dont les peuples du Péloponnèse conservent le souvenir, disent que Pélops s’établit une puissance sur des hommes pauvres, par les grandes richesses qu’il apporta de l’Asie ; que tout étranger qu’il était, il donna son nom au pays où il vint se fixer, et qu’une force plus grande encore s’accumula sur ses descendants, après que les Héraclides eurent tué dans l’Attique Eurysthée, dont Atrée était l’oncle maternel. Eurysthée, partant pour une expédition guerrière, lui confia, comme à son parent, la ville de Mycènes et sa domination. Il fuyait son père qui avait donné la mort à Chrysippe. Comme il ne revint pas, Atrée fut roi de Mycènes et de tout ce qui avait été soumis à Eurysthée ; il parvint à cette puissance de l’aveu même des Mycéniens, qui craignaient les Héraclides ; il paraissait d’ailleurs capable de régner, et il avait eu l’adresse de flatter le peuple. Dès lors les Pélopides furent plus puissants que les descendants de Persée. Agamemnon réunit sur sa tête tout cet héritage, et comme il l’emportait sur les autres par sa marine, il parvint moins par amour, je crois, que par crainte, à rassembler une armée et à s’en rendre le chef. On voit qu’en partant c’était lui qui avait le plus grand nombre de vaisseaux, et qu’il en fournit encore aux Arcadiens ; c’est ce que nous apprend Homère, si l’on en veut croire son témoignage. Ce même poète, en parlant du sceptre qui passa dans les mains d’Agamemnon, dit que ce prince régnait sur un grand nombre d’îles et sur tout Argos. Habitant du continent, s’il n’avait pas eu de marine, il n’aurait dominé que sur les îles voisines, qui ne pouvaient être en grand nombre. C’est par l’expédition de Troie qu’on peut se faire une idée de celles qui avaient précédé.

X. De ce que Mycènes avait peu d’étendue ou de ce que certaines villes de ce temps-là semblent aujourd’hui peu considérables, on aurait tort de conclure, comme d’une preuve assurée, que la flotte des Grecs n’ait pas été aussi considérable que l’ont dit les poètes et que le porte la tradition ; car si la ville de Lacédémone était dévastée, et qu’il ne restât que ses temples et les fondements des autres édifices, je crois qu’après un long temps, la postérité, comparant ces vestiges avec la gloire de cette république, ajouterait peu de foi à sa puissance. Et cependant sur cinq parties du Péloponnèse, elle en possède deux[4] ; elle commande au reste et elle a au-dehors un grand nombre d’alliés. Mais comme la ville n’est pas composée de bâtiments contigus, comme on n’y recherche la magnificence ni dans les temples ni dans les autres édifices, et que la population y est distribuée par bourgades, suivant l’ancien usage de la Grèce, elle paraît bien au-dessous de ce qu’elle est. Si de même il arrivait qu’Athènes fût dévastée, on se figurerait, à l’inspection de ses ruines, que sa puissance était double de ce qu’elle est en effet. Le doute est donc déplacé : c’est moins l’apparence des villes qu’il faut considérer que leur force ; et l’on peut croire que l’expédition des Grecs contre Troie fut plus considérable que celles qui avaient précédé, et plus faible que celles qui se font maintenant. S’il faut accorder ici quelque confiance au poème d’Homère, dans lequel sans doute, en sa qualité de poète, il a embelli les choses en les exagérant, on ne laissera pas de reconnaître que cette expédition le cédait à celles de nos jours. Il la suppose de douze cents vaisseaux ; il fait monter de cent vingt hommes ceux des Béotiens, et de cinquante ceux de Philoctète ; et comme dans son énumération il ne parle point de la force des autres, je crois qu’il indique les plus grands et les plus petits. Il ne nous laisse pas ignorer que tous les hommes qui montaient le vaisseau de Philoctète, étaient à la fois rameurs et guerriers ; car il fait des archers de tous ceux qui maniaient la rame. Il n’est pas vraisemblable qu’il y eût sur les bâtiments beaucoup d’hommes étrangers à la manœuvre, si l’on excepte les rois et ceux qui étaient dans les plus hautes dignités, surtout lorsqu’on devait faire la traversée avec tous les équipages de guerre ; d’ailleurs les vaisseaux n’étaient pas pontés, ils étaient conformes à l’ancienne construction et ressemblaient à ceux de nos pirates. En prenant donc un milieu entre les plus forts bâtiments et les plus faibles, on voit que le total de ceux qui les montaient ne formait pas un grand nombre de troupes, eu égard à une entreprise que la Grèce entière partageait.

XI. C’est ce qu’il faut moins attribuer à la faiblesse de la population qu’à celle des richesses. Faute de subsistances, on ne leva qu’une armée assez peu considérable, dans l’espérance que la guerre elle-même pourrait la nourrir en pays ennemi. Arrivés dans la campagne de Troie, les Grecs gagnèrent une bataille, c’est un fait certain ; car sans cela ils n’auraient pu se construire un camp fermé de murailles. On voit que même ils n’y rassemblèrent pas toutes leurs forces, et que, par disette de vivres, ils se mirent à cultiver la Chersonèse, et à faire le brigandage. C’est à quoi il faut surtout attribuer la résistance des Troyens pendant dix ans ; comme les Grecs étaient dispersés, leurs ennemis se trouvaient toujours en force égale contre ceux qui restaient. Mais s’ils étaient arrivés avec des munitions abondantes, restés ensemble, ils auraient fait continuellement la guerre sans se distraire par le brigandage et l’agriculture ; et supérieurs dans les combats, ils auraient pris aisément la place. Ils furent même en état, sans être réunis, de résister avec la portion de troupes qui était toujours prête au combat ; attachés constamment au siège, ils se seraient rendus maîtres de Troie en moins de temps et avec moins de peine. Ainsi, faute de richesses, les entreprises antérieures avaient été faibles, et celle-là même, bien plus célèbre que les précédentes, fut au-dessous en effet de la renommée et des récits accrédités aujourd’hui sur la foi des poètes.

XII. Et même encore après la guerre de Troie, la Grèce, toujours sujette aux déplacements et aux émigrations, ne put prendre d’accroissement, parce qu’elle ne connaissait pas de repos. Le retour tardif des Grecs occasionna bien des révolutions ; il y eut des soulèvements dans la plupart des villes, et les vaincus allèrent fonder de nouveaux États. La soixantième année après la prise d’Ilion, les Béotiens d’aujourd’hui, chassés d’Arné par les Thessaliens, s’établirent dans la contrée appelée maintenant Béotie ; elle se nommait auparavant Cadméide. Il s’y trouvait depuis longtemps une portion de ce peuple, et elle avait envoyé des troupes devant Ilion. Ce fut dans la quatre-vingtième année après la prise de cette ville, que les Doriens occupèrent le Péloponnèse avec les Héraclides.

Après une longue période de temps, la Grèce, parvenue enfin avec peine à un repos solide et n’éprouvant plus de séditions, envoya hors de son sein des colonies : les Athéniens en fondèrent dans l’Ionie et dans la plupart des îles ; les Péloponnésiens dans l’Italie, dans la plus grande partie de la Sicile et dans quelques endroits du reste de la Grèce. Tous ces établissements sont postérieurs au siège de Troie.

XIII. Quand la Grèce fut devenue plus riche et plus puissante, des tyrannies[5] s’établirent dans la plupart des villes, à mesure que les revenus y augmentaient. Auparavant, la dignité royale était héréditaire[6], et les prérogatives en étaient déterminées. Les Grecs alors construisirent des flottes et se livrèrent davantage à la navigation. On dit que les Corinthiens changèrent les premiers la forme des vaisseaux, qu’ils les construisirent sur un modèle à peu près semblable à celui d’aujourd’hui, et que ce fut à Corinthe que furent mises sur le chantier les premières trirèmes grecques. On sait que le constructeur Aminoclès, de Corinthe, fit aussi quatre vaisseaux pour les Samiens. Il s’est écoulé tout au plus trois cents ans jusqu’à la fin de la guerre dont j’écris l’histoire, depuis qu’Aminoclès vint à Samos. Le plus ancien combat naval dont nous ayons connaissance, est celui des Corinthiens contre les Corcyréens ; il ne remonte pas à plus de deux cent soixante ans au-dessus de la même époque.

Corinthe, par sa situation sur l’isthme, fut presque toujours une place de commerce, parce qu’autrefois les Grecs, tant ceux de l’intérieur du Péloponnèse que ceux du dehors, faisant bien plus le négoce par terre que par mer, traversaient pour communiquer entre eux, l’intérieur de cette ville. Les Corinthiens étaient donc puissants en richesses, comme le témoignent les anciens poètes ; car ils donnent à Corinthe le surnom de riche. Quand les Grecs eurent acquis plus de pratique de la mer, ils firent usage de leurs vaisseaux pour la purger de pirates, et les Corinthiens, leur offrant alors un marché pour le commerce de terre et le commerce maritime, eurent une ville puissante par ses revenus.

La marine des Ioniens se forma beaucoup plus tard sous le règne de Cyrus, premier roi des Perses, et sous celui de Cambyse, son fils. Ils firent la guerre à Cyrus, et furent quelque temps les maîtres de la mer qui baigne leurs côtes. Polycrate, tyran de Samos, pendant le règne de Cambyse, fut puissant sur mer et soumit à sa domination plusieurs îles, entre autres celle de Rhénie ; il consacra cette dernière à Apollon de Délos. Les Phocéens, fondateurs de Marseille, vainquirent par mer les Carthaginois[7].

XIV. Voilà quelles étaient les plus puissantes marines. On voit qu’elles ne se formèrent que plusieurs générations après le siège de Troie ; elles employaient peu de trirèmes, et comme au temps de ce siècle, elles étaient encore composées de pentécontores[8] et de vaisseaux longs.

Peu après la guerre médique et la mort de Darius, qui succéda sur le trône de Perse à Cambyse, les tyrans de la Sicile et les Corcyréens eurent un grand nombre de trirèmes. Ce furent dans la Grèce les seules flottes considérables avant la guerre de Xerxès : car les Éginètes, les Athéniens, et peut-être quelques autres, n’en avaient que de faibles, et qui n’étaient guère composées que de pentécontores ; ce fut même assez tard et seulement quand Thémistocle, qui s’attendait à l’invasion des Barbares, eut persuadé aux Athéniens, alors en guerre avec les Éginètes, de construire des vaisseaux sur lesquels ils combattirent ; tous n’étaient pas même encore pontés.

XV. Telles furent les forces maritimes que possédèrent les Grecs dans les temps anciens et même dans ceux qui sont les moins éloignés de nous. Les villes qui avaient des flottes supérieures se procurèrent une puissance respectable par leurs revenus pécuniaires et par leur domination sur les autres, car, avec leurs vaisseaux, elles se soumirent les îles. C’est ce qui arriva surtout aux peuples dont le territoire ne suffisait pas à leurs besoins.

D’ailleurs il ne se faisait par terre aucune expédition capable d’augmenter la puissance d’un État ; toutes les guerres qui s’élevaient n’étaient que contre des voisins, et les Grecs n’envoyaient pas des armées au-dehors faire des conquêtes loin de leurs frontières. On ne voyait pas de villes s’associer à celles qui avaient plus de force, et se soumettre à leur commandement ; des républiques égales entre elles n’apportaient pas en commun des contributions pour lever des armées, seulement les voisins se faisaient en particulier la guerre les uns aux autres. Ce fut, surtout dans celle que se firent autrefois les peuples de Chalcis et d’Érétrie, que le reste de la Grèce se partagea pour donner des secours aux uns ou aux autres.

XVI. Il survint à certaines républiques différents obstacles qui ne leur permirent pas de s’agrandir. Ainsi les Ioniens voyaient s’élever très haut leur fortune, quand Cyrus, avec les forces du royaume de Perse, abattit Crœsus, conquit tout ce qui se trouve au-delà du fleuve Halys jusqu’à la mer, et réduisit en servitude les villes du continent. Darius vainquit ensuite les Phéniciens sur la mer, et se rendit maître des îles.

XVII. Ce qu’il y avait de tyrans dans les différents États de la Grèce, occupés seulement de pourvoir à leurs intérêts, de défendre leur personne et d’agrandir leur maison, se tenaient surtout dans l’enceinte des villes, pour y vivre autant qu’il était possible, en sûreté. Si l’on excepte ceux de Sicile, qui s’élevèrent à une grande puissance, ils ne firent rien de considérable, seulement chacun d’eux put exercer quelques hostilités contre ses voisins. Ainsi de toutes parts et pendant longtemps, la Grèce fut hors d’état de faire en commun rien d’éclatant, et chacune de ses villes était incapable de rien oser.

XVIII. Après que les derniers tyrans d’Athènes et du reste de la Grèce, car presque tout entière elle avait été soumise à la tyrannie, eurent été la plupart chassés par les Lacédémoniens, excepté ceux de Sicile, ce peuple devint puissant par cet exploit, et ce fut lui qui régla les intérêts des autres républiques. Il est bien vrai que Lacédémone, fondée par les Doriens qui l’habitent, fut plus longtemps qu’aucune autre ville dont nous ayons connaissance, agitée de séditions ; mais elle eut, dès l’antiquité la plus reculée, de bonnes lois et ne fut jamais soumise au pouvoir tyrannique. Il s’est écoulé quatre cents ans et même un peu plus, jusqu’à la fin de la guerre que nous écrivons, depuis que les Lacédémoniens vivent sous le même régime.

Peu d’années après l’extinction de la tyrannie dans la Grèce, se donna la bataille de Marathon[9] entre les Mèdes et les Athéniens ; et dix ans après, les Barbares, avec une puissante armée, se jetèrent sur la Grèce pour l’asservir. Pendant que ce grand danger était suspendu sur les têtes, les Lacédémoniens, supérieurs en puissance, commandèrent les Grecs armés pour la défense commune. Les Athéniens, ayant pris la résolution d’abandonner leur ville, montèrent sur leurs vaisseaux et devinrent hommes de mer. Les Grecs, peu après avoir d’un commun effort repoussé les Barbares, se partagèrent entre les Athéniens et les Lacédémoniens, tant ceux qui avaient secoué le joug du roi[10] que ceux qui avaient porté les armes avec lui. C’était alors les deux républiques qui montraient le plus de puissance, l’une par terre, l’autre par mer. Leur union fut de courte durée : elles finirent par se brouiller et se firent la guerre avec les secours des peuples qu’elles avaient dans leur alliance. C’était à elles que les autres Grecs avaient recours quand il leur survenait quelques différends. Enfin, dans tout le temps qui s’est écoulé depuis la guerre des Mèdes jusqu’à celle-ci, ces deux peuples, tantôt se jurant entre eux la paix, tantôt se faisant la guerre l’un à l’autre ou combattant ceux de leurs alliés qui les abandonnaient, eurent un appareil de guerre formidable ; et comme ils s’exerçaient avec ardeur au milieu des dangers, ils acquirent beaucoup d’expérience.

XIX. Les Lacédémoniens commandaient leurs alliés sans exiger d’eux aucun tribut : ils les ménageaient pour les tenir attachés au gouvernement d’un petit nombre, le seul qui convînt à la politique de Lacédémone. Mais les Athéniens, ayant pris avec le temps les vaisseaux des villes alliées, excepté ceux de Chio et de Lesbos, leur imposèrent à toutes des tributs pécuniaires[11], et dans la guerre que nous écrivons, leur appareil militaire fut plus grand qu’il ne l’avait jamais été, lorsqu’ils florissaient le plus par les secours complets de tous leurs alliés.

FIN DE L’EXTRAIT

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